Au-Béro: quartier hindou de Fort de france
Un résumé de l’enquête éthno-historique de Jean-Pierre ARSAYE qui retranscrit brillamment la mémoire de ce quartier, vestige de la communauté hindou à la Martinique.
Le Centre-Ville mulâtre, les quartiers nègres de trénelle et de Volga-Plage, sainte-thérèse et ses Chinois, la route-Didier et ses Békés, Au Béraud et ses Indiens, tout cela a longtemps décrit une spatialité ethno-historique qui ne peut plus être ignorée si l’on veut comprendre notre créolité.
Mais le miracle créole, c’est qu’au-delà des seuls chromosomes, nous sommes tous, à des degrés divers et selon des modalités différentes, un peu Indien-Kouli, beaucoup Nègre, assez Blanc, un peu Chinois ou syro-Libanais, sans oublier la matrice amérindienne première qui nous a fondés et qui, selon la belle expression d’Édouard Glissant, n’a pas “disparu mais désapparu”.
L’histoire d’Au Béraud nous concerne donc tous, qui que nous soyons, car, à notre insu peut-être, elle a apporté sa petite pierre à la construction de notre identité-mosaïque.
Ce fut lors d’une lecture que, pour la première fois, nous rencontrâmes le nom d’«Obéwo»: Kòd Yanm , roman en langue créole de Raphaël Confiant, publié en 1985. Au-Béro. Ainsi désignait-on un misérable quartier indien situé à Fortde-France, au bord de la rivière Madame, encore appelée canal Levassor.
Après avoir fréquenté durant des jours et des jours les archives et les bibliothèques de Fort-de-France, à consulter des ouvrages relatifs à l’histoire de cette ville et de ses quartiers, nous avons été de nouveau étonnés, mais cette fois, de nous apercevoir qu’aucun d’eux ne faisait mention d’Au-Béro.
Seuls deux ou trois anciens numéros de journaux en parlaient, encore que ce fut de manière très évasive. en outre, la graphie du nom était incertaine, qui changeait d’un article à l’autre. Certains auteurs écrivaient « Obéro », d’autres « Au Béro », ou encore « Au Béraud ». Ainsi avons-nous compris que l’origine du nom tenait quasiment du mystère.
Sans doute ne voyait-on pas raison à s’intéresser à un lieu enclavé sur une berge de rivière et occupé par de précaires bâtisses abritant des Coolies miséreux. Et le fait qu’à la différence d’autres lieux, Au-Béro n’existait plus, rendait plus urgent encore l’intérêt pour nous de recueillir son histoire.
Les débuts
En 1861, écrit un certain R.P. Janin dans un ouvrage qu’il publia en 1924, on créa, à droite de l’embouchure de la rivière Madame, un dépôt d’immigrants:
“Comme on était menacé de manquer de travailleurs, le gouvernement s’entendit avec l’Angleterre pour faire venir des hindous. Comme ils arrivaient tous à Fort-de-France, il fallait qu’on pût les mettre quelque part en attendant qu’ils fussent répartis dans les habitations qui en feraient la demande. De là, la nécessité d’une construction pour les recevoir.”
Les nouveaux arrivés étaient placés, en principe, sous le régime de l’isolement pendant trois jours avant d’être engagés. Ils devaient alors subir un nouvel examen médical. Certains pouvaient être envoyés à l’hospice, d’autres, pour cause de maladies contagieuses, étaient mis en quarantaine afin d’en éviter la propagation dans la population martiniquaise.
Mais le délai d’isolement pouvait parfois s’allonger de plusieurs semaines. Une des causes du retard était qu’à une certaine époque, le nombre de demandes d’immigrants dépassait largement les besoins réels. De cette situation étaient responsables certains gros planteurs, face à l’urgence de l’immigration et voulant faire en sorte que soient justifiées les aides de l’État en leur faveur.
Mais à cause principalement de l’irrégularité des arrivées de convois, surtout à partir de 1870, le nombre d’Indiens en attente d’engagement variait selon les mois et les années.
Ce contretemps, obligeait les Indiens à rester plus longtemps que prévu dans la colonie et, bien qu’elles fussent à l’origine d’une telle situation, les autorités coloniales, les membres du conseil général en particulier, manifesteront une résistance sans cesse croissante à entretenir une population qui ne pouvait plus être engagée puisque l’immigration était abrogée et que les planteurs, à cause de difficultés financières, ne pouvaient faire revenir sur les plantations.
L’infiltration dans les services de nettoyage
Entre temps, suicides, alcoolisme et clochardisation d’Indiens dans les rues de la ville furent les conséquences de cette pénible situation. Face à la gène, au mécontentement des habitants de Foyal et sans doute aussi pour des raisons humanitaires, la municipalité de l’époque, dirigée par Victor sévère, tenta d’apporter une solution : elle décida d’employer les Indiens à des travaux de nettoyage de la ville.
Et il semble que c’est surtout de cette époque que datent certains propos de mépris à leur encontre, tel l’ambigu proverbe créole Tout kouli ni an kout dalo pou i fè , qui peut signifier «tout kouli doit tôt ou tard, nettoyer les dalots » ou encore « tout kouli se retrouvera un jour ou l’autre dans le dalot.»
Pourtant les indiennes ne manquaient pas de courage, elles qui prenaient la tâche dès trois heures du matin jusqu’à huit heures, puis l’après-midi où il leur fallait nettoyer, et éventuellement desherber certains lieux du Centreville : la place de La savane, le marché aux légumes, le marché aux poissons…
Et les commandeurs ne devaient pas être mécontents de leur travail. sans compter que de temps à autre, il leur fallait se rendre jusqu’à Moutte, quartier distant de plusieurs kilomètres d’Au-Béro, pour chercher du bois de ti-baume, bois flexible et néanmoins robuste, avec lequel elles confectionnaient leurs balais.
Dès le début de l’immigration, les philanthropes britanniques et le gouvernement indien avaient exigé l’application d’une clause stipulant que les ressortissants indiens ainsi que leurs enfants avaient droit au retour gratuit en Inde à l’expiration de leur période de travail contractuel. seulement, afin de réduire leurs dépenses et retenir sur place le plus possible d’ouvriers agricoles, les planteurs n’eurent de cesse de réclamer l’abolition de cette clause.
Si elle ne put jamais s’y résoudre, l’administration française, favorable aux colons, s’était toujours efforcé d’entraver les rapatriements, d’où le nombre limité de ceux-ci. C’est ainsi qu’au 31 décembre 1872, sur 16 992 Indiens introduits, 2893 seulement avaient été rapatriés et 3808 au 31 décembre 1878.
Le gouvernement argua d’un prétendu avantage trouvé par les travailleurs contractuels à demeurer dans la colonie, ce que démentaient les plaintes déposés par nombre d’entre eux réclamant vainement leur rapatriement.
L’accès à la citoyenneté
Selon M. Marcel Mystille, les baraquements du dépôt furent démontés et reconstruits à Au-Béro, autre lieu insalubre situé lui aussi au bord de la rivière Madame, mais à plusieurs centaines de mètres vers l’amont et sur la rive gauche, à hauteur du quartier des terres-sainville, pour y reloger les Indiens et ce, durant la période dite de l’Amiral Robert , c’est à-dire au début des années quarante.
Quoi qu’il en soit, reconnus définitivement comme citoyens français depuis 1922 (ce qui fut le résultat d’une lutte menée par deux hommes d’origine indienne : Henri Sidambarom pour la Guadeloupe et Eugène Govindin pour la Martinique), les Indiens, avec l’accord de la municipalité, avaient à présent la possibilité de construire leur propre maison dans le nouveau lieu où ils s’étaient installés.
Lorsqu’à l’orée des années quarante, les Indiens s’installèrent à Au-Béro, un peu plus d’un demi-siècle s’était écoulé depuis la fin de l’immigration.
On peut donc penser qu’à cette date, le nombre de personnes nées en Inde avaient beaucoup diminué dans la colonie. Compte tenu surtout des dures conditions d’existence qu’elles y avaient connues et, créolisés, leurs descendants n’aspiraient sans doute guère à regagner le pays de leurs ancêtres.
C’est dire qu’il convient de s’interroger sur les raisons qui les poussèrent à se réfugier dans le dépôt plutôt que de retourner sur les habitations.
Ce dont on est sûr, c’est que beaucoup d’Indiens du dépôt émigrèrent, on ne sait à l’occasion de quelle faveur, vers d’autres îles de la Caraïbe : Sainte-Lucie, Guadeloupe, Trinidad…
Pour cette dernière île, ce point est d’ailleurs confirmé par l’écrivain V.s. Naipaul qui mentionne dans l’un de ses ouvrages, The Middle Passage (traduit en français sous le titre La traversée du Milieu ), l’existence à trinidad d’individus issus de la communauté indienne de la Martinique.
Aussi les immigrants se trouvaient-ils dans un extrème état d’isolement et de misère. Au-Béro se trouvait séparé du reste de la ville par un muret qui longeait presque toute la rive gauche.
Par voie terrestre, seul y donnait accès un unique escalier en ciment. D’après certains témoins, c’était, avant l’arrivée des Indiens, un grand terrain planté d’arbres fruitiers : manguiers, caïmitiers, goyaviers, cocotiers… À qui appartenait-il ? Nul ne le savait.
L’un des piliers du quartier
Mais dans l’histoire d’Au-Béro, un homme mérite quelque ligne cette épopée. Il s’agit du commandeur indien Noël Mardayé.
Cet homme, originaire du quartier Fourniols, dans la commune de sainte-Marie, eut tour à tour pour patrons Charles Figuères et Donald Monplaisir. Il fut leur premier interlocuteur auprès de leurs ouvriers.
C’était Mardayé qui s’occupait du recrutement des éboueurs, principale raison sans doute pour laquelle il avait un extraordinaire ascendant sur les habitants du lieu.
Noël Mardayé était, comme le soulignent tous ceux qui l’ont connu, un homme très élégant. et contrairement aux autres Coolies , il était très respecté. Probablement était-il habité par une volonté, consciente ou non, d’être estimé socialement, lui l’un des rares représentants de ce groupe ethnique à occuper à l’époque un poste de commandement, fût-il subalterne. En tout cas, à lui et ses proches, l’installation à la ville devait plus ou moins réussir.
En raison de ses dimensions (près de 4500 hectares), la ville de Fort-de-France nécessitait pour son nettoyage, plusieurs équipes d’ouvriers.
Estimés à une trentaine environ, avec autant de femmes que d’hommes, presque tous d’origine indienne, ils se répartissaient en éboueurs, balayeuses, tinettiers dirigés par des chefs d’équipes appelés commandeurs
Le commandeur Noël Mardayé était considéré pour ainsi dire comme le chef de cette sorte de village que constituait Au-Béro.
En plus de sa position de recruteur d’ouvriers au service du nettoyage (et parmi ceux-ci, certains ne faisaient que des remplacements), d’autres raisons expliquaient l’ascendant qu’il avait sur ceux de sa race. en effet, il était à la fois usurier, loueur de maisons et enfin propriétaire d’une sorte de petite boutique, sise à Au-Béro où se vendaient, souvent à crédit, des denrées dont on ne pouvait se passer: du rhum, du pétrole, de la morue, de l’huile et du riz…
Qui pouvait encourir le risque d’être mauvais payeur ? On ne sera point étonné d’apprendre que si d’aucuns ne disaient de lui que du bien, d’autres au contraire, lui reprochaient (indirectement) d’avoir souvent par trop abusé de sa position de commandeur-recruteur. De ce fait, certains ouvriers n’avaient de cesse de chercher à s’affranchir de son autorité en essayant d’exercer un autre métier que celui d’éboueur et d’aller habiter ailleurs qu’à Au-Béro.
Les difficultés du quotidien
La plupart des personnes interrogées nous ont décrit AuBéro comme une sorte de petit village tout contre la rivière Madame et constitué d’une rangée de petites maisons aux couleurs vives, construites peu ou prou à la diable.
À l’origine, elles étaient toutes basses et plus tard, on en construisit sur pilotis. en bois de récupération -par exemple bois de caisses de morue dont il n’est nul besoin de mentionner la mauvaise qualité-, elles exigeaient d’être peintes, du fait qu’Au-Béro était un lieu particulièrement humide.
Précaires petites bicoques, la plupart au sol en terre battue, au toit de tôles, leur aspect reflétant le bas niveau de vie de leurs habitants, elles paraissaient incapables de résister au moindre cyclone.
La rivière, ainsi que le mur qui séparait le village des éboueurs du quartier artisanal, en accentuaient les allures de ghetto…
Près d’une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants, tous en loques, vivant dans la promiscuité la plus totale et dans un état de saleté inimaginable…
En Guadeloupe, les Indiens connaissaient un moins triste sort. Un tel village n’y avait jamais existé. Certes, les Indiens y étaient miséreux, mais pas à ce point !
Lieu à moustiques, exposé aux inondations, il était considéré comme propice aux pires maladies. Il y eut des époques où la fièvre thyphoïde faisait de véritables ravages, non seulement à AuBéro mais aussi à l’ermitage, à trénelle, dans toutes les terres-sainville. Et pour ne rien arranger, la pénicilline était rare.
La vie festive de la communauté
Le son des tambours parvenait souvent aux oreilles des sainvilliens qui s’en accomodaient plus ou moins. C’est qu’à Au-Béro, la musique tenait grande place. C’était même l’une des raisons pour lesquelles s’y rendaient certaines personnes. Car contrairement à une idée très commune, le tambour n’est pas l’apanage des seuls Nègres.
Il y eut même de remarquables praticiens de cet instrument parmi les descendants d’immigrants hindous. Du reste, les tambours n’étaient pas seulement ceux qui s’utilisaient dans les cérémonies indiennes.
Plus tard, des personnes d’Au-Béro apprirent à jouer du steel-band .
Ce fut le cas d’un certain raymond Mardayé qui excella dans la pratique de cet instrument jusqu’à en devenir le premier promoteur à la Martinique. Musicien professionnel, il dirigea un orchestre, Les Cobras Steel-Band dans lequel jouait une de ses sœurs alors seulement âgée de treize ou quatorze ans. Les Cobras furent véritablement lancés par le fameux Francisco 2 , alors animateur au casino de l’hôtel foyalais La Batelière .
Ceux d’Au-Béro, en plus d’être des joueurs de tambours émérites, étaient aussi de sacrés lutteurs de damiers !»
À une époque, tous les vendredis-soir, les plus prestigieux majors de l’en-Ville venaient à Au-Béro pour les affronter et aussi s’affronter eux-mêmes. Le nom de certains d’entre eux est resté gravé dans bien des mémoires.
Les célébrations religieuses
La quasi totalité des Indiens qui débarquèrent à la Martinique depuis le début de l’immigration, avait pour religion l’hindouisme, mais un hindouisme populaire, assez différent de l’hindouisme brahmanique pratiqué par les individus des classes les plus élevées. À Au-Béro comme sur les habitations, la communauté indienne de la Martinique savait concilier le catholicisme et la religion de leurs ancêtres.
Les motifs historiques d’une telle ambivalence résidaient dans le fait que dès les premiers temps de l’immigration et malgré ce que stipulait le contrat conclu avec les engagés, le clergé avait toujours manifesté, tout au moins jusqu’aux années soixante, son hostilité à la pratique des cultes hindous et aussi toujours organisé d’actives campagnes de conversion.
Aussi, les rares paroissiens non-hindous qui pouvaient frayer avec Mariémen ou autres divinités, ne sauraient pour autant se détourner de cette religion pour lui substituer celle d’une petite communauté de gens considérés presque comme des parias. Bref, à la Martinique, l’hindouisme n’était pas en mesure de concurrencer le catholicisme.
Le grand défenseur du culte hindou
En matière de culte hindou, l’homme qui faisait pendant aux offices de l’abbé Lavigne n’était autre qu’Homère Nahou, l’un des chefs d’équipe du service des éboueurs. Chrétien, il défendait cependant activement son Indianité.
Était-ce là une volonté de sauvegarder le maximum de ce qui pouvait l’être de la culture hindoue ? De ne pas se détacher des valeurs ancestrales que l’oppression coloniale avait cherché à détruire? Ou… simple question d’intérêt financier ? Nous ne le saurons sans doute jamais.
N’importe, Homère Nahou était le principal organisateur de toute cérémonie. Et à l’occasion, il faisait dresser une tente sous laquelle intervenaient officiants, danseurs et chanteurs. Tous les Indiens qui vécurent à Au-Béro se souviennent de Justin Minisamy, le joueur de matalon, ou encore du pousari François Lamaye qui venait spécialement de Basse-Pointe où il était bouvier et cabrouettier, à chaque fois que Nahou faisait appel à lui.
Comment ne pas croire que Césaire, le père de la Négritude ne se sentît pas proche d’Homère Nahou ? L’un voulait se référer à l’Inde, l’autre à l’Afrique. L’Inde et l’Afrique : deux mondes perdus. Deux mondes cambriolés . Deux civilisations qui, comme le prouve l’anthropologue Alain Anselin s’étaient déjà rencontrées par le passé, prenant des « contacts historiques, anciens ou récents, archéologiquement attestés. »
La créolisation
Religieuses ou profanes, toutes les fêtes étaient célébrées. En particulier, les réveillons de Noël et du jour de l’An étaient mémorables. Ils précédaient même les dates prévues par le calendrier et s’étalaient sur plusieurs nuits. Quant au Carnaval, les premiers représentants de la communauté indienne à y avoir franchement participé, semblent bien avoir été les habitants d’AuBéro.
Et toute la nuit, fusaient des é-krik ! et des é-krak ! , sous les somptueuses tirades de quelque maître-conteur. Des passages du ramayana, éventuellement en créole, furent-ils jamais récités, tout au moins dans les premiers temps de la présence indienne dans le quartier foyalais ? Personne ne put nous le confirmer.
En tout cas, le rituel de la crémation des corps qui avait cours en Inde (sauf chez certaines castes inférieures qui enterrent leurs morts), ayant toujours été interdit par l’administration coloniale principalement pour des raisons de tabous culturels, ne fut jamais pratiqué.
Quand l’interdiction fut levée, les Indiens, déjà fortement créolisés, ne tinrent pas à revenir à cette tradition culturelle. restait tout de même que les femmes « pleuraient l’ opali » et que, probable héritage créolisé du ramayana, celles qui avaient été les plus proches du défunt, récitaient des fragments de sa vie.
À Au-Béro, le simple fait d’être « coolie », d’avoir été élevé dans le quartier ou encore d’en être un coutumier, suffisait pour y être considéré comme un frère ou un cousin.
L’expansion
À partir des années quarante, Au-Béro connut un accroissement ininterrompu de sa population qui, semble-t-il, atteint son apogée entre la fin des années cinquante et le début des années soixante. Ainsi que nous l’avons dit antérieurement, deux causes déterminèrent cet accroissement : les suites de l’affaire dite des « seize de Basse-Pointe » et l’exode rural consécutif au démantèlement des habitations sucrières.
L’installation de non-Indiens à Au-Béro était plus ou moins lié au développement du métissage. La constitution de couples mixtes fut le résultat d’une certaine amélioration des rapports entre Nègres et Indiens, depuis l’affaire des « seize de Basse-Pointe ».
Certains des leurs ayant été soutenus par une large fraction de la population martiniquaise, les descendants d’immigrants se montraient désormais moins hostiles qu’auparavant à ce que l’une de leur fille épousât un nonIndien.
De leur côté, nombre de Nègres et de Mulâtres portèrent un autre regard sur les Indiens. Une autre cause d’accroissement de la population d’AuBéro méritant d’être signalée fut celle liée au progrès de l’hygiène générale, à la lutte efficace contre les maladies infectueuses, à l’amélioration du niveau de vie que permit, depuis 1946, la départementalisation sociale .
La mortalité indienne devint équivalente à celle des Blancs, des Mulâtres et des Nègres créoles.
L’exode
Après les cyclones Édith en 1963 et Beulah en 1964, ce fut le coup de grâce. Des bicoques éventrées, disloquées, emportées par les eaux en furie du canal… Heureusement, que tous les habitants étaient partis dès le début des averses, excepté Félix Mardayé dont la maison perchée demeura intacte. Ils n’étaient d’ailleurs plus très nombreux.
La municipalité avait en effet, depuis le passage des précédentes tempêtes et cyclônes, déjà entrepris de reloger les habitants dans différents autres quartiers périphériques de la capitale, ceux qui constituaient ce que l’on a appelé « la ceinture populaire de Fort-de-France » : Dillon, Morne Coco, Morne Venté, Trénelle, texaco…
Certains purent, grâce à des aides financières et l’obtention de terrains cédés par la municipalité, se construire une maison, d’autres choisirent d’habiter dans des appartements.
Disparu depuis plus de vingt ans, Au-Béro n’a point été reconstruit. L’endroit est aujourd’hui asphalté, bétonné, occupé par une rue et un parking. seuls rescapés de cette transformation, bossus sur mille et mille secrets, deux ou trois arbres-à-pain, traces-mémoire , s’entêtent à subsister. Bien diff icile serait d’effectuer en ce lieu, ce qu’Édouard Glissant appelle une lecture du paysage .
Un devoir de mémoire
Il est curieux, pour ne pas dire significatif, de constater qu’avant Chamoiseau et Confiant, les premiers auteurs à avoir arlé d’Au-Béro en tant que « quartier indien », très succintement il est vrai, ne sont pas martiniquais.
Il s’agit de l’écrivain trinidadien V.s. Naipaul que nous avons cité dans des chapitres antérieurs, et de l’ethnologue français Michel Leiris. Le premier ne cite pas le nom du quartier mais parle du « village des balayeurs».
Le second, dans son fameux essai Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe , publié en 1955, note :
« Dans les centres, les rites hindous tendent à revêtir un caractère spectaculaire : lors de la fête patronale du quartier des terres-sainville à Fort-de-France, ce seront par exemple des danseurs hindous qui s’exhiberont, le visage peint en jaune et portant, sur la tête et autour du cou, des parures garnies de miroirs.
Ou bien pour les fêtes de Pentecôte, le député-maire sera convié à une messe indienne qui doit être célébrée au Béro-autre quartier populaire-et se composer d’ « un Indien qui danse sur un coutelas, ensuite un autre coupe le cou d’un mouton, puis haus[s]é le drapeau et, après toute cérémonie du matin, suivra une danse indien[ne] pendant la soirée »
La constitution et la disparition d’Au-Béro, unique exemple dans les Petites Antilles de quartier indien urbain (il en allait différemment par exemple à trinidad), ne furent pas le fruit du hasard. Elles eurent des causes historiques, géographiques, économiques, sociologiques et politiques.
Le second fait, c’est que cette sorte de village a été un haut lieu d’expression des formes les plus populaires de notre culture.
Enfin, quoiqu’Au-Béro fût bel et bien une manière de ghetto, on peut affirmer que, grâce à lui, le sort de toute une fraction de la communauté indienne de la Martinique s’est quelque peu amélioré.
Ce furent la présence préalable du dépôt de l’immigration, le non-respect de la promesse de rapatriement des Indiens (à cause des difficultés économiques de la colonie), la nécessité des travaux de nettoyage de la ville auxquels se refusaient les Créoles et enfin l’absence ou la rareté de terres disponibles qui déterminèrent l’existence de cette microsociété, de cette sorte d’excroissance du monde de l’habitation que fut Au-Béro.
Au contraire, la disparition définitive de ce quartier, principalement pour des raisons de salubrité publique et le relogement des habitants dans divers quartiers de Fort-de-France, témoignent d’une complète intégration sociale de la population indienne, ce pourquoi Gerry L’Étang estima en 1987, dans les colonnes du journal Antilla :
il était aussi vide de sens de parler aujourd’hui de Communauté indienne à la Martinique que de parler de Communauté africaine pour ce même pays .
Merci à mon amie d’enfance Claude Moustin de m’avoir fait découvrir cet ouvrage, une amoureuse de notre culture tout comme moi.
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