les divinités indo-caribéennes

Les divinités indo-caribéennes


Depuis plus de 150 ans, les descendants des immigrants tamouls des départements français d’outre-mer organisent des rites au temple hindou, des pièces de théâtre, récitent des prières et chantent en tamoul. Ils conservent ainsi une part du patrimoine amené par les engagés tamouls dans les îles sucrières, essentiellement dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Ces derniers apportèrent ces éléments sous deux formes, orale et scripturale. Les engagés avaient emporté avec eux des livres religieux en tamoul. Il en reste d’ailleurs quelques-uns, conservés dans des conditions précaires, qui s’effritent en poussière.

S’il est important de signaler que dans la tradition tamoule indienne, les chants, contes, proverbes, récits et prières sont transmis par la parole (savoir dans la société tamoule de l’Inde, c’est savoir par cœur), la voie scripturale existe également. Aux Antilles cependant, la voie de l’oralité s’est petit à petit imposée de façon exclusive en raison des contraintes socioculturelles.

Alors que l’on considérait hier, péjorativement, comme «bondieuseries de coolies», les cultes hindous introduits par les populations dravidiennes tamoules du sud de l’Inde (auxquelles se sont mêlés quelque 10 % d’Hindous du Nord) venues vers la seconde moitié du XIXe siècle pour remplacer la main d’œuvre manquante aux lendemains de l’Abolition, on constate que ces cultes attirent, depuis la fin des années quatre-vingt, de plus en plus de Créoles externes aux communautés hindoues antillaises, tant la réputation de puissances des divinités indiennes pour des actes de divination et de guérisons efficaces est avérée.

Au point même que certains séanciers créoles en appellent à ces entités en leur adressant telles prières ou tels gestes appropriés repris des apports tirés de leur fréquentation des lieux de cultes et des poussari (prêtres indiens antillais).

Parmi ces divinités (dites «saints indiens»), trois sont particulièrement invoquées. Elles le sont en raison de leur position centrale dans le panthéon d’un hindouisme créole très particulier aux Antilles puisqu’il s’agit d’un culte rendu sous la forme de services privatisés, «à la demande», un culte d’hindouisme populaire en quelque sorte , qui ne correspond pas à l’observance des formes, des rites, des cycles festifs et des dogmes brahmaniques traditionnels d’un culte délaissant d’ailleurs la trimurti classique Brahmâ, Vishnou et Shiva au profit de divinités villageoises du Sud indien.

Il s’agit de la déesse Mariémin réceptrice des cultes votifs, de Maldévilin réputé pour ses pouvoirs combatifs face aux malheurs de l’existence, et de Nagourmira saint protecteur dont le parcours métisse étonnant mérite d’être particulièrement évoqué.

Mariémin, la «Mère secourable»

Voyons le cas de Mariémin, déesse vénérée en Inde du Sud sous le nom tamoul de Mariamman ou plus justement Mari-Amma, que l’on peut traduire par «Mère secourable», et qui est devenue la divinité majeure de l’hindouisme aux Antilles françaises. Il s’agit d’une déesse végétarienne, considérée comme très pure, qui est sollicitée par les Indiens antillais pour le «protègement» préventif et curatif des maladies éruptives en général ainsi que pour des demandes de grâce, de chance, et pour les promesses de vœux.

C’est parce qu’elle est véritablement perçue sous ses traits de sollicitude maternelle, qu’elle est considérée même comme «Mère divine», qu’elle est priée, vénérée, habillée, décorée, illuminée par les bougies et lampes à huile, qu’elle va être immanquablement, et très vite, identifiée avec la Vierge Marie par une population créole christianisée, tant hindoue que non hindoue. Et non seulement parce qu’elle a statut de déesse et en porte les attributs, mais parce qu’elle s’adapte à vrai dire formidablement et de façon déterminante à une créolisation linguistique phonétique, passant de Mariémin à «Marienmé», c’est-à-dire au nom de dévotion par excellence donné en créole à la Vierge: Marie Aimée!

Le culte tamoul

La déesse Māri (tamoul : மாரி) est connue sous le nom de Mariamman, « Mère Mari » (tamoul : மாரியம்மன், marathi : मरी आई, kannada : ಮಾರಿಯಮ್ಮ), Maariamma (tamoul : மாரியம்மா), ou simplement Amman (tamoul : அம்மன்), qui signifie « Mère ». 
Elle est la principale déesse-mère de l’Inde du Sud, en particulier dans les régions rurales du Tamil Nadu, du Karnataka, de l’Andhra Pradesh et du Maharashtra.

Déesse de fertilité et de la pluie, Mariamman est surtout célèbre pour être la déesse des maladies, dont à l’origine celle de la variole, avant que la maladie ne soit éradiquée en Inde : elle est désormais reconnue pour guérir en particulier toutes les maladies « fiévreuses », celles avec des éruptions cutanées. Les maladies sont détruites ou déclenchées par la déesse. On la prie pour avoir des enfants en bonne santé, une bonne épouse et elle est vénérée par un très large pan de la société du Tamil Nadu.

Elle est comparable sur bien des points à la déesse de l’Inde du Nord, Shitala Devi. La déesse Māri est aussi étroitement associée avec les déesses hindoues Parvati et Durga. Elle est également très vénérée dans les communautés hindoues des îles françaises de Martinique, Guadeloupe et île de La Réunion. La diaspora indienne des pays d’Indochine (Birmanie, Malaisie) et d’Insulinde (Singapour) sont également des dévots de la divinité.

De nombreux sanctuaires lui sont dédiés à travers toute la partie orientale de l’Inde du Sud, dont quelques-uns des plus célèbres sont Punnainalur dans la région du Chola Nadu (Delta de la Kaveri), non loin de Tanjore, le temple de Vandiyur Mariamman à Madurai, le temple de Kottai Sri Periya Mariamman à Salem et le temple de Mariamman à Samayapuram, non loin de Tiruchirappalli.

Elle contracta la variole et mendia de maison en maison pour se nourrir, se soignant elle-même avec des feuilles de l’arbre neem ou de margousier pour éviter aux mouches de venir sur ses plaies. Elle guérit et conquit la maladie (les maladies sont des démons dans l’hindouisme) et les gens l’adorèrent comme la déesse de la variole. La tradition veut que pour éloigner la variole de chez soi, on doit accrocher des feuilles de neem au-dessus des portes des maisons.

Cette déesse incorpore les énergies sacrées et les forces d’évolution de la Terre Mère. Elle est donc également apparentée à la montée du Feu de la Kundalini Shakti à partir du muladhara Chakra.
Initialement, c’était uniquement une divinité de village. On la représente souvent sous la forme d’une flamme entourée de serpents ou sous celle d’un pot : les divinités de village (Gram Devata) n’ont généralement pas d’iconographie précise comme les divinités hindoues proprement dites.

L’incorporation tardive de cette déesse dans l’hindouisme l’a apparentée, disent certains, à Vishnu, dont elle serait la soeur. D’autres se contentent de penser qu’elle est une forme de Durgâ ou de Kâlî…

Une autre légende implique la belle et vertueuse Nagavali, épouse de Piruhu, un des neuf Rishis (Voyants, des Védas). Un jour, le Rishi était absent et la Trimurti (Brahmâ, Vishnou et Shiva) est venue voir si sa célèbre beauté et vertu étaient vraies. Nagavali ne savait qui ils étaient et désapprouva leur intrusion chez elle, alors qu’ils s’étaient transformés en petits enfants. Les trois dieux furent offensés et elle fut maudite : alors sa beauté disparut et son visage devint marqué par la variole. 

Le Rishi, retournant chez lui, la trouva ainsi défigurée et lui demanda de s’en aller, déclarant qu’elle naîtrait d’un démon dans l’autre monde qui provoquera la propagation d’une maladie qui rendrait les gens comme elle-même. Elle fut appelée Mari, signifiant en tamoul « changée ».

Maldévilin, le combattant

Pour Maldévilin (ou Maldévirin), soit Madurai Viran en tamoul, dieu masculin carnivore, ancien combattant légendaire des redoutables bandes Kallins de voleurs du Sud indien, qui est vénéré aux Antilles (et très particulièrement en Martinique) comme le gardien des temples et haut protecteur de Maliémin, c’est par contre à une créolisation théologique que nous devons sa «reprise chrétienne».

En effet, c’est parce qu’il est toujours représenté de façon virile, sous la forme d’un guerrier redoutable monté sur un cheval, avec sa forte moustache, armé d’un coutelas, et en tant que puissant pourfendeur des esprits maléfiques, que Maldévilin va être principalement associé (tant par les chrétiens hindous craignant les pissaarsi indiens que par les chrétiens non hindous craignant les zombis créoles antillais) tant à saint Georges qu’à saint Michel terrassant qui le dragon, qui Satan ou le Dyab et, partant, à toutes les «mauditions» à combattre.

Nagourmira: un métissage étonnant

Nagourmira est apparemment moins présent en Martinique (où il est appelé Nagoumila) parce que les temples y sont moins nombreux. Mais si en revanche vous parcourez les immenses champs de cannes de la Grande Terre, en Guadeloupe, vous découvrirez plus d’une centaine de sanctuaires indiens qui lui sont consacrés, présentant de petits bâtiments de dépendance d’une blancheur immaculée, à l’architecture sobre, carrée, en face desquels se dresse, fiché sur un autel, un mât surmonté d’un ou plusieurs drapeaux aux couleurs blanche, bleue et rouge qui, comportant les motifs d’un croissant de lune, d’étoiles, d’une main, et parfois d’un disque solaire, symbolisent l’hommage rendu à ce saint.

Or, ce qui est étonnant, c’est que Nagourmira est à l’origine un saint soufi de l’islam, né en 1504, qui provient de la ville côtière de Nagore dans l’État indien du Tamil Nadu où réside encore son Durgha (mausolée) tenu par ses descendants spirituels.
La question est alors évidemment de savoir comment donc ce saint authentiquement musulman, que l’on fête toujours aujourd’hui – au Sud Indien – deux mois après le ramadan (à la fête de l’Aid al-Kabir), peut être révéré dans un lieu sacré hindou antillais tout en étant de plus en plus invoqué par les fidèles catholiques créoles!

La légende, aux multiples versions, raconte que quelques années après les soubresauts de l’Abolition, lors d’une tempête particulièrement mémorable subie en 1853 par le premier bateau transportant les engagés entre l’Inde et les Antilles, menacés de périls, les Hindous sur lesquels reposait la malédiction du Kala Pâni qui pesait sur tout croyant quittant la terre sacrée de l’Inde pour les terres étrangères impures, implorèrent en vain le secours de leurs divinités tout comme les officiers européens implorèrent sans succès celui du Dieu chrétien. Or, alors même que tout le monde se préparait au naufrage, des engagés et marins musulmans intercédèrent auprès de Nagourmira… et les eaux aussitôt se calmèrent!

L’histoire ajoute que quand le bateau accosta enfin aux Antilles, les coolies de la Guadeloupe, en reconnaissance d’avoir échappé à la malédiction du Kala Pâni comme à une mort certaine, récupérèrent le mât brisé du navire pour l’ériger en symbole de cette délivrance miraculeuse, hissant, en guise de voile symbolique, un pavillon doté des signes musulmans en l’honneur du saint et de sa puissance salvatrice.
Un fond légendaire dans l’ensemble ratifié par les historiens indianistes comme Singaravélou et Gerry L’Étang, quoiqu’avec des précisions et une nuance importante apportée par ce dernier. 

À savoir que Nagourmira était déjà un saint reconnu par tous en Inde du Sud pour ces miracles liés à la navigation en mer, et que, en raison de cette réputation, ce serait en réalité la menace du Kala Pâni qui aurait incité les hindous, de façon très pragmatique, à solliciter d’office cette haute figure musulmane pour la fameuse traversée, sachant que leurs propres divinités ne pouvaient être invoquées ni agir pour eux favorablement puisque ces immigrants se trouvaient, vis-à-vis d’elles, en situation de transgression.

Il n’empêche que c’est depuis «ce passage des eaux» entre l’Inde et les Antilles (passage concret, mais ici hautement symbolique) que Nagourmira, qui, à part exception, n’est ni figuré ni statufié (ce qui est tout à fait inhabituel en hindouisme), serait définitivement «adopté» et profondément respecté et vénéré telle une divinité hindoue à qui, du reste, on continue à sacrifier selon le rite musulman (non par le rite indien traditionnel de la décollation de l’animal, mais par son égorgement au pied du mât) tout en lui adressant des litanies dans lesquelles on prononce le nom d’Allah et quelques mots d’arabe, la sollicitant comme une entité hautement protectrice – notamment lorsqu’il s’agit d’entreprendre un voyage ou en vue d’une guérison nécessitant un apport miraculeux.

Une sorte d’identité religieuse commune et mouvante

Les processus de créolisation tour à tour linguistique, théologique et pragmatique (ou «circonstanciel») de ces trois figures religieuses respectives sont donc pour nous très intéressants.
Car si les Créoles non Indiens voient dans ces entités spirituelles hindoues des recours puissants face aux malheurs de l’existence en sus de leur attachement au catholicisme comme à leurs propres croyances de type africain, c’est qu’à l’évidence il doit bien exister un véritable continuum qui traverse toutes ces strates culturelles pour rendre compte finalement d’une sorte d’identité religieuse à la fois commune et mouvante (avec ses imprévisibles, ses accords et ses apparentes contradictions à assumer).

Sources:
Le magico-religieux créole comme expression du métissage thérapeutique et culturel aux Antilles françaises de Philippe Chanson
-Chevauchons le tigre qui est en nous


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